DE L’HUMANISME CHRÉTIEN À LA PASTORALE DE LA CULTURE.

P. Laurent Mazas

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1. Dans l’article 2 de sa Lettre apostolique sous forme de Motu proprio du 25 mars 1993, le Pape Jean-Paul II définit l’action du Conseil Pontifical de la Culture auquel il réunit le Conseil Pontifical pour le Dialogue avec les Non-Croyants, en ces termes : « Le Conseil manifeste la sollicitude pastorale de l’Église face aux graves phénomènes de rupture entre Évangile et cultures »[1]. C’est précisément ces phénomènes de rupture qui ont retenu l’attention du Dicastère pour la présente Assemblée Plénière, et l’ont conduit à proposer le vaste sujet de la transmission de la foi, non dans sa globalité, mais suivant l’axe de sa rencontre avec la culture ou, plus précisément, avec les cultures du vaste monde. Il s’agit en effet, à la suite du DocumentPour une pastorale de la culture, de réfléchir sur des lignes d’action concrète de la nouvelle évangélisation, pour répondre aux défis des cultures en pleine mutation en ce début de IIIèmemillénaire.

L’Église évangélise toujours. Elle n’a jamais interrompu le cours de son évangélisation, par la célébration quotidienne du mystère eucharistique et l’administration des Sacrements, par le témoignage de la charité et l’enseignement des vérités de la foi, par son action dans le monde au service de l’homme en criant l’Évangile des béatitudes. C’est le commandement toujours nouveau du Christ-Jésus : « Allez, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20), qui donne raison à son élan missionnaire qui, depuis l’origine des temps apostoliques, ne cesse de se renouveler.

Cependant, cette évangélisation permanente de l’Église se trouve confrontée aujourd’hui à des mutations culturelles dont les effets sont à l’échelle de la planète et ne manquent pas de la préoccuper. Toutefois, ils la stimulent dans la recherche des chemins de la Nouvelle évangélisation afin que sa parole puisse être entendue et son témoignage perçu dans toute une partie du monde qui « n’entend » plus sa voix.

Ainsi, en proposant comme thème de l’Assemblée Plénière : « Transmettre la foi au cœur des cultures, Novo millennio ineunte », le Conseil Pontifical de la Culture entend observer les cultures des hommes, identifier les lieux d’espérance et les défis posés à la nouvelle évangélisation, et souhaite dégager des lignes d’action pastorale prioritaires pour remédier aux ruptures observées ça et là entre l’Évangile et les cultures. Cette préoccupation n’est pas nouvelle. Le Pape Paul VI, au terme de l’Année sainte de 1975, avertissait déjà dans son Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, à la suite de la IIIème Assemblée Générale du Synode des Évêques sur l’évangélisation : « La rupture entre Évangile et culture est sans doute le drame de notre époque... Aussi faut-il faire tous les efforts en vue d’une généreuse évangélisation de la culture, plus exactement des cultures. Elles doivent être régénérées par l’impact de la Bonne Nouvelle » (Evangelii Nuntiandi, n. 18-20).

 

2. Le thème « Transmettre la foi au cœur des cultures, Novo millennio ineunte »,renvoie explicitement à la Lettre apostolique du Saint-Père, du 6 janvier 2001. Je le cite :

« C’est dans la conscience de cette présence du Ressuscité parmi nous que nous nous posons aujourd’hui la question adressée à Pierre à Jérusalem, aussitôt après son discours de la Pentecôte : « Que devons-nous faire ? » (Ac 2,37)… Nous ne sommes certes pas séduits par la perspective naïve qu’il pourrait exister pour nous, face aux grands défis de notre temps, une formule magique… Il ne s’agit pas alors d’inventer un ‘nouveau programme’. Le programme existe déjà : c’est celui de toujours… centré, en dernière analyse, sur le Christ lui-même, qu’il faut connaître, aimer, imiter, pour vivre en lui la vie trinitaire et pour transformer avec lui l’histoire jusqu’à son achèvement dans la Jérusalem céleste. C’est un programme qui ne change pas avec la variation des temps et des cultures, même s’il tient compte du temps et de la culture pour un dialogue vrai et une communication efficace… Il est toutefois nécessaire qu’il se traduise par des orientations pastorales adaptées aux conditions de chaque communauté… Maintenant, ce n’est plus un objectif immédiat qui se présente à nous : c’est l’horizon le plus large et le plus exigeant de la pastorale ordinaire. Au milieu des données universelles et inaliénables, il est nécessaire que le programme unique de l’Évangile continue à s’inscrire dans l’histoire de chaque réalité ecclésiale, comme cela est toujours advenu. »[2]

Il s’agit donc, au cours des travaux de ces trois jours, de dégager des lignes d’action pastorale qui permettent à l’annonce du Christ d’atteindre les personnes de notre temps, de modeler les communautés, d’agir en profondeur par le témoignage des valeurs évangéliques sur les sociétés et sur les cultures. C’est tout l’enjeu de la pastorale de la culture, « non seulement de greffer la foi sur les cultures, mais aussi de redonner vie à un monde déchristianisé dont souvent les seules références chrétiennes sont d’ordre culturel »[3].

I. De l’humanisme chrétien à La Pastorale de la culture.

 

3. « Pour un humanisme chrétien à l’aube du nouveau millénaire » était le thème de la précédente Assemblée Plénière, du 18 au 20 novembre 1999. Il faisait suite à un grand chantier de réflexion ouvert dès 1996 avec les Académies Pontificales, à la suite de la création du Conseil de Coordination des Académies voulue par le Saint-Père, comme l’a rappelé Son Éminence, dans sa lettre du 6 novembre 1995. Dans son Discours de présentation desConclusions finales de l’Assemblée Plénière, le Cardinal-Président rassemblait les riches contributions des membres et consulteurs en déclarant : « C’est tout le défi de l’inculturation de l’Évangile en toutes les cultures de tous les continents, dont le fruit est le nouvel humanisme chrétien aux dimensions du monde. L’Évangile assimilé dans la prière et vécu dans l’Église rend de plus en plus humains ceux qui par leurs promesses baptismales doivent devenir de plus en plus divins… Le processus complexe de l’inculturation devient une démarche de foi pour ouvrir à chaque communauté son chemin vers le Christ, Verbe incarné, et pour présenter à l’Église les voies d’accès au cœur d’un ensemble de cultures, en vue de l’évangélisation. Quelques domaines privilégiés ont été présentés, au nombre de sept : la traduction de la Parole révélée dans les langues locales, la catéchèse dans les langues du pays, la liturgie où les signes et les symboles des cultures traditionnelles sont repris, rejetés ou réinterprétés en vue d’une signification nouvelle, l’art en son style propre sous toutes ses formes : littérature, poésie, rythmes, chants, gestes et danses, peintures, sculptures, statuaire, les modes de comportements sociaux des communautés chrétiennes, les espaces et les temps sacrés, et enfin la dynamique de l’Église comme famille de Dieu, si importante pour les cultures africaines en particulier »[4]. Il s’agissait, face à l’anthropocentrisme caractéristique de la culture moderne, de discerner les points d’ancrage de l’inculturation du Christianisme dans la culture moderne afin que l’annonce du Christ Rédempteur de l’homme, soit une Bonne nouvelle pour tout homme et pour tout l’homme, aujourd’hui.

 

4. L’année 1999 est aussi, pour le Conseil Pontifical de la Culture, l’année de la parution du Document Pour une pastorale de la cultureCe Document, rédigé avec l’aide de membres et consulteurs, constitue une base de travail fondamentale pour l’action du Dicastère, et demeure une source où d’utiles réflexions peuvent accompagner les travaux de la Plenaria.

Nous lisons au paragraphe n. 4 : « Par le témoignage explicite de leur foi, les disciples de Jésus imprègnent d’Évangile la pluralité des cultures ». Le monde de notre temps semble s’être aujourd’hui considérablement élargi par rapport à celui des temps apostoliques. Mais paradoxalement, il s’est en même temps non moins considérablement rétréci avec le développement stupéfiant des technologies de communication. Un phénomène caractéristique de notre époque a été mis en lumière, non sans humour, par le Professeur Sergueï Averintsev, Membre de l’Académie des Sciences de Moscou, dans une conférence donnée au Conseil de l’Europe, à l’occasion d’un Colloque sur l’Identité Européenne auquel participait le Conseil Pontifical de la Culture : « Jusqu’à notre époque, la situation générale des contacts interculturels et interconfessionnels ne restait pas très différente de celle rendue par un passage célèbre desLettres Persanes de Montesquieu : … « Ah ! Monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » D’une manière semblable, un croyant de telle ou telle confession européenne ne pouvait pas comprendre dans son for intérieur, comment peut-on être un orthodoxe grec ou russe, comment peut-on être musulman ou hindou… Aujourd’hui, les être humains, nourris par une autre culture, appartenant à une autre religion, pas moins différents de nous que ce Persan de Montesquieu, ne peuvent plus être perçus comme une espèce de fantômes ou de visions exotiques, ils sont devenus nos collègues ou nos voisins les plus proches, les membres de la même société mixte et globalisée. Chaque enfant de notre temps le sait bien : il ne fait pas de doute, on peut être Persan, ou Africain noir, on peut être adhérent de quelque religion orientale… »[5].

C’est dans cette société nouvelle que l’Église s’engage dans la nouvelle évangélisation en développant une pastorale de la culture. Le dernier paragraphe du Document Pour une pastorale de la culture en précise la finalité : « En définitive, la pastorale de la culture, en ses multiples expressions, n’a d’autre but que d’aider toute l’Église à remplir sa mission d’annoncer l’Évangile. Au seuil du nouveau millénaire, de toute la force de la Parole de Dieu appelée à« inspirer toute l’existence chrétienne » (Tertio Millennio Adveniente, n. 36), elle aide l’homme à surmonter le drame de l’humanisme athée et à créer un nouvel humanisme capable de susciter, partout dans le monde, des cultures transformées par la prodigieuse nouveauté du Christ qui« s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu », se renouvelle à l’image de son Créateur (Cf. Col 3, 10) et « à la mesure de sa croissance d’homme nouveau » (Cf. Eph 4, 24) renouvelle toutes les cultures par la force créatrice de son Esprit Saint, source infiniment jaillissante de beauté, d’amour et de vérité. »[6]

II. La préparation de l’Assemblée Plénière

5. « La pastorale de la culture n’a d’autre but que d’aider toute l’Église à remplir sa mission d’annoncer l’Évangile. » Faut-il le rappeler ? Les deux textes qui ont été élaborés et qui vous ont été adressés – le 30 août 2001, pour le premier, et le 02 février 2002, pour le second –, ne sont pas destinés à être publiés, mais à fournir un cadre de réflexion pour permettre à cette Assemblée de dégager des propositions concrètes que ce Dicastère pourrait offrir aux Conférences épiscopales et aux évêques des cinq continents, afin que l’Église réponde à travers une pastorale de la culture adaptée, en tenant compte des grands défis de notre temps, au commandement du Seigneur : « Allez, de toutes les nations faites des disciples… » (Mt 28, 19).

Pourquoi deux textes différents ? Le premier, intitulé Dimensions culturelles de la formation chrétienne, entre diversité et mondialisation, a été rédigé à partir des réponses au questionnaire envoyé, selon l’usage, aux consulteurs du Conseil Pontifical de la Culture. Ceux-ci sont représentatifs de situations culturelles très diversifiées et de domaines de la culture aussi variés que le monde de l’art, de l’enseignement ou du Cinéma. La mise en forme de ces riches contributions a trouvé son articulation à partir de la Lettre apostolique Novo millennio ineunte. Il est remarquable de constater que le Document du Saint-Père a permis l’unification d’analyses pourtant très diversifiées en raison des situations culturelles variées du vaste monde. C’est ainsi que ce premier texte unit les réflexions des consulteurs qui observent des lieux de rupture dans le dialogue de la foi et des cultures. L’Église se trouve confrontée à la déchristianisation des riches et paisibles sociétés occidentales traversées par la tentation de l’apostasie tranquille ; ailleurs, elle connaît, en certains de ses membres, une crise identitaire face à des sociétés orientales en pleine mutation, où certaines traditions religieuses ancestrales se montrent parfois vigoureusement hostiles ; elle connaît la tentation du pluralisme religieux ; elle affronte courageusement, en de trop nombreuses régions du monde, des situations sociaux-politiques contraires aux modèles chrétiens offerts par l’Évangile, avec des systèmes de dictatures, la corruption, les guerres fratricides et la menace du fanatisme en tout genre. Elle s’est engagée dans un travaild’inculturation difficile au cœur de sociétés éclatées entre les traditions ancestrales qui se perdent et l’appauvrissement culturel consécutif à un développement urbain inquiétant ; elle a du mal à faire entendre sa voix dans un monde qui exalte l’individualisme et développe en son sein des contre-valeurs qui plongent des pans entiers de l’humanité dans « l’éclipse de Dieu » ; elle se doit de répondre aux hommes politiques et aux médias dominants qui tendent à reléguer à la stricte sphère du privé l’expression du sentiment religieux ; elle se trouve en proie à l’effondrement moral d’une culture qui se répand insidieusement à travers les médias et l’extraordinaire développement des moyens de communication modernes ; elle souffre, notamment en ses théologiens et ses catéchistes, de ne plus arriver à faire entendre la voix du Seigneur dans leur voix, notamment à une partie importante de la jeunesse.

Toutes ces situations de ruptures signalées dans les riches contributions des Consulteurs, ont été reprises et articulées, comme je le disais plus haut, autour de la Lettre du Saint-Père,Novo millennio ineunte. Le 30 août 2001, Son Éminence le Cardinal Président adressait ce texte à tous les membres du Dicastère et leur demandait, je le cite, de « se prononcer clairement aussi bien sur les analyses que sur les propositions et l’usage qui pourrait ensuite en être fait par le Conseil Pontifical de la Culture » (Lettre Prot. 200/01 du 30.08.2001).

 

6. Les nombreuses et riches observations que les Membres ont adressées au Dicastère, ont permis la rédaction du second texte, l’Instrumentum laboris destiné à servir de point de départ pour les échanges de cette Assemblée Plénière.

Tout d’abord, il a semblé nécessaire de reformuler le titre : il ne s’agit pas simplement de discerner les éléments culturels de la formation chrétienne, mais de focaliser la thématique sur le grave problème de la transmission de la foi, et des lieux de rupture du dialogue de la foi et des cultures. Les Assemblées spéciales continentales du Synode des Évêques ont montré que cette thématique est l’une des préoccupations majeures des évêques des cinq continents. Partout, que ce soit dans la culture adveniente de l’Amérique latine, que ce soit en Afrique ou en Asie, en Europe et dans les îles océaniennes, une rupture plus ou moins prononcée, mais toujours préoccupante, s’opère dans la transmission de la foi.

Il a fallu ensuite repenser l’ordre du texte en fonction de l’organisation des débats de l’Assemblée Plénière. Il a semblé que la répartition des débats par zone géographique n’était pas judicieuse, et qu’une vision globale, non seulement offrait la possibilité d’une réflexion plus riche, mais correspondait à la mission du Conseil, au cœur de l’Église universelle. Toutefois, pour garder présente cette diversité des cultures particulières, chacun des débats sera ouvert par deux brèves interventions de Membres qui proviennent de situations contrastées, comme vous pouvez le vérifier sur le Programme de la Plenaria. Les grandes articulations du débat ayant été définies selon sept points, il s’est agi de tracer un cadre en mettant le thème en perspective, en relevant quelques défis majeurs du monde de ce temps, et en soulevant, dans une troisième partie, « de nombreuses questions dont il vous revient d’établir le choix des priorités et qui appellent votre discernement », ainsi que vous l’écrivait le Cardinal Poupard dans sa Lettre du 2 février 2002, Prot. 150/02.

7. Retracer un cadre pour mettre en perspective le thème de la transmission de la foi au cœur des cultures dans la mission apostolique de l’Église, ouvre des horizons immenses ! Il ne s’agit évidemment pas d’empiéter sur le travail des autres Dicastères. La spécificité du Conseil Pontifical de la Culture vient d’être redite par Son Éminence, je n’ai pas à y revenir.

Il faut bien reconnaître – et certaines contributions ont mis très fortement en lumière ce fait –, que la prise en compte de la culture dans la pastorale diocésaine est encore très largement insuffisante, et parfois même incomprise. S’agit-il d’un luxe lié à une pensée « latine » que la civilisation anglo-saxonne, plutôt préoccupée d’actions pragmatiques, ne saurait ni comprendre, ni accepter ? L’équivoque – qui a pourtant été levée dans la définition de la Culture que donne le Concile Vatican II[7] –, demeure encore pour beaucoup de pasteurs. Comment faire passer cette grande intuition du Concile, amplement adoptée et développée par le Saint-Père dès le début de son Pontificat ?

La première partie de l’Instrumentum laboris considère la réponse actuelle de l’Église au commandement du Christ : « Allez, de toutes les Nations faites des disciples… ». Actuelle, car les débats se doivent de tenir compte des orientations données par le Saint-Père au Conseil Pontifical de la Culture telles que rappelées par Son Éminence le Cardinal Paul Poupard dans sonDiscours d’ouverture ; actuelle, parce que tenant compte, comme vous avez pu le constater à la lecture de l’Instrumentum laboris, du riche patrimoine de réflexion et de l’ample mosaïque dessinée par les Évêques au cours des Assemblées continentales du Synode des Évêques célébrées avant le grand Jubilé ; actuelle, parce qu’attentive aux urgences et aux défis du monde de ce temps.

Pour transmettre la foi, l’Église va à la rencontre de l’homme d’aujourd’hui. Elle le fait par amour. Par amour pour Dieu et pour l’homme, dans la fidélité au Commandement du Christ-Jésus. Le Pape Paul VI le rappelait dans son Discours d’ouverture à la deuxième Session du Concile Vatican II : « Que le monde le sache : l’Église le regarde avec une profonde compréhension, avec une admiration vraie, sincèrement disposée non à le subjuguer, mais à le servir ; non à le déprécier, mais à accroître sa dignité ; non à le condamner, mais à le soutenir et à le sauver »[8]. C’est donc avec sympathie que l’Église va à la rencontre des cultures en empruntant la route de l’homme, cette route qui mène aux pauvres et aux indigents, aux malheureux, aux malades et aux prisonniers, à ceux qui pleurent et sont victimes de la haine et de l’injustice. Cette route conduit aussi aux artisans de la culture humaine, aux artistes et aux hommes de lettres, aux scientifiques et aux promoteurs de la technique, aux décideurs politiques et aux économistes, aux industriels et aux financiers. En regardant avec amour l’homme d’aujourd’hui, elle « reconnaît la grandeur des autres religions et en estime tout ce qu’elles possèdent de vrai, de bon, de beau et d’humain »[9].

 

8. Toutefois, cet amour de l’Église pour l’homme d’aujourd’hui s’accompagne d’inquiétudes : Gaudium et spes, luctus et angor… « En effet, à regarder la vie des hommes telle qu’elle est aujourd’hui, disait encore Paul VI, nous aurions de quoi être épouvantés plutôt qu’encouragés, affligés plutôt que réjouis, portés à une attitude de défense et de réprobation des erreurs plutôt que de confiance et d’amitié »[10].

Les mutations du monde moderne sont en effet profondes et rapides, et trouvent leurs causes en de multiples phénomènes. Parmi ceux-ci, l’Instrumentum laboris a retenu le fait complexe de la mondialisation dont l’ampleur et les effets atteignent l’ensemble de l’humanité, ainsi que l’ont montré vos différentes contributions. Il ne s’agit pas de faire une analyse de la mondialisation, encore que ne pas ignorer ses éléments principaux puisse être précieux. Il s’agit de prendre en considération toutes les contre-valeurs dont elle se fait trop souvent le véhicule, et la rend en partie responsable d’une rupture entre la vie sociale des peuples et la vie chrétienne de sainteté à laquelle tout chrétien est appelé par le baptême.

Il s’agit donc de débattre pour trouver des éléments concrets de réponse à la question de savoir : Quels sont la réponse de l’Église et ses moyens d’action devant les défis de la mondialisation : « l’oubli » du bien commun ? la nouvelle culture qui emprunte ses valeurs de comportement à la logique du marché ? la destruction de modèles de vie – famille, éducation, recherche de la vérité, effort de sainteté, sens de la beauté, générosité et désintéressement, etc. – patiemment introduits dans les cultures par de longs siècles de christianisme fécondés par la grâce ? la rupture dans la transmission des normes de vie commune qui ne passe plus que difficilement par les parents, l’école ou la paroisse ? la perte du consensus moral dans lessociétés traditionnelles ? le renforcement de l’autonomie des personnes par l’exaltation de la liberté et de l’individualisme ?

 

9. L’Instrumentum laboris a retenu aussi le vaste thème de la diversité culturelleLe Cardinal l’a rappelé dans son Discours d’ouverture, le Saint-Père a énuméré en huit points, dans sa Lettre de fondation du Conseil Pontifical de la Culture, du 20 mai 1982, les « tâches pour lesquelles il est institué », dont le cinquième est le suivant :

« Suivre, selon la manière qui lui est propre et les compétences spécifiques des autres organismes de la Curie en la matière demeurant toujours sauves, l’action des organismes internationaux, à commencer par l’Unesco et le Conseil de coopération culturelle du Conseil de l’Europe, qui s’intéressent à la culture, à la philosophie des sciences, aux sciences de l’homme, et assurer la participation efficiente du Saint-Siège aux Congrès internationaux qui s’occupent de science, de la culture et d’éducation. »[11]

C’est ainsi que le Conseil Pontifical de la Culture collabore avec le Conseil de l’Europe, et participe à diverses réflexions sur l’Identité européenne. Le Document Pour une pastorale de la culture consacre un paragraphe à ce sujet qu’il considère comme « un des problèmes cruciaux de notre monde : les droits des nations – dont le droit à l’existence –, et les devoirs qui en découlent envers les autres nations ». Le sujet ne se limite évidemment pas à l’Europe, et les événements tragiques du 11 septembre – malheureusement pour beaucoup déjà oubliés et lointains – montrent à l’évidence l’importance de la prise en compte de la culture des peuples, leurs caractéristiques fondamentales, la place de la religion au cœur même de l’identité d’un peuple, les conséquences parfois extrêmement violentes de l’expansion d’une culture matérialiste qui ne respecte plus l’homme dans toutes les dimensions de son être.

 

10. L’époque que nous vivons apparaît de plus en plus cruciale pour l’avenir de l’humanité. Les développements des sciences et de la technique peuvent avoir des conséquences dont il n’est pas sûr que l’ensemble des hommes politiques, ni même tous les Pasteurs de l’Église aient une claire vision. Au début de son Pontificat, le Saint-Père s’adressait aux évêques de France en attirant leur attention sur la tentation caractéristique de la manière dont l’homme assume aujourd’hui sa condition humaine, et qu’il n’hésite pas à qualifier de « méta-tentation » : « Elle va au-delà, disait-il, de tout ce qui, au cours de l’histoire, a constitué le thème de la tentation de l’homme, et elle manifeste en même temps, pourrait-on dire, le fond même de toute tentation. L’homme contemporain est soumis à la tentation du refus de Dieu au nom de sa propre humanité »[12]. Cette « méta-tentation » produit ses effets dans de nombreux domaines de la vie des hommes, et tout particulièrement dans le domaine des sciences. C’est pour cela que l’Instrumentum laboris retient comme un autre grand défi de la transmission de la foi, les conséquences des développements inhumains des sciences de la vie et la mise en péril d’une humanité qui s’en remet aux mains de scientifiques soumis à la tentation nietzschéenne dusur-homme. Dans les sociétés occidentales, les sciences de la vie sont devenues, avec les sciences humaines et la culture médiatique, le domaine privilégié d’un athéisme militant où la religion catholique est présentée comme le rival de l’homme. Lors d’une conférence consacrée aux recherches sur les cellules-souches d’embryons que la Commission du Parlement européen a organisée en décembre dernier, le Commissaire européen à la recherche aurait répondu à la question de savoir pourquoi aucun opposant à ces recherches n’était présent : « Nous n’avons invité aucun taliban »[13]. L’Église ne peut que condamner les atteintes à la dignité des personnes depuis le premier instant de la vie, de la conception jusqu’au dernier moment de la vie, lorsque la mort librement acceptée vient en interrompre le cours naturel. Mais les interventions des pasteurs de l’Église apparaissent pour beaucoup comme archaïques et moralisantes, et alimentent le débat de la dialectique entre la science et la foi. Comment former dans ce domaine des sciences des pasteurs suffisamment informés pour apporter des réponses « recevables » aux interrogations légitimes de nos contemporains, et plus particulièrement des jeunes générations ?

 

11. L’Instrumentum laboris retient encore deux défis particulière­ment caractéristiques des temps modernes : les sectes et les nouveaux groupements religieux ou pseudo-religieux, et, dans un tout autre domaine, le réseau Internet.

Dans la société occidentale – peut-être est-ce le cas avant tout de l’Europe ? –, « Dieu semble avoir disparu, non seulement de la raison, mais aussi de la mémoire ». Je cite le Cardinal Poupard dans son intervention au dernier Synode des évêques : « Dieu considéré comme dépassé par la raison, incompatible avec une pensée critique, est devenu totalement superflu pour des centaines de millions d’hommes et de femmes, véritable apostasie silencieuse cachée derrière l’indifférence tranquille d’une culture immanentiste qui envahit des pans entiers de l’Occident et se propage à travers les continents. Serviteurs de l’Évangile de Jésus-Christ pour l’espérance du monde, comment le serions-nous si nous ne faisions tout pour y répondre ? »[14].

Or, il faut bien reconnaître que les sectes et les Nouveaux mouvements religieux offrent, souvent avec un succès qui peut être difficilement nié, des réponses qui ne manquent pas de nous interroger. Ce que nous qualifions de fuite vers « les religions alternatives », phénomène qui se vérifie dans la presque totalité des cultures et sur tous les continents, pose entre autres questions celles-ci : qu’est-ce que les nouveaux adeptes des sectes y trouvent, qu’ils ne trouvent pas dans l’Église ? quelles ont été les raisons de la faillite de la catéchèse qu’ils ont suivie avant de quitter l’Église ? Il ne serait, toutefois, pas juste d’attribuer à l’Église la cause principale de cette fuite. Les « religions alternatives » ont des stratégies très efficaces, qu’elles emploient sans hésitation. Y aurait-il à apprendre d’elles une clé de lecture de la société actuelle et des besoins des hommes de notre temps ? Pourquoi 20 millions de personnes répondraient-elles à l’appel de sectes, alors que seules 700.000 autres choisiraient celui de l’Église ?

L’Instrumentum laboris a retenu comme grand défi au cœur des cultures, la plus surprenante des innovations dans la technologie de l’information : le Réseau Internet. Le Conseil Pontifical des Communications sociales vient de faire paraître deux documents : L’Église et Internet etEthique en Internet. Là encore, il ne s’agit pas de mener une réflexion sur ce formidable moyen de communication, mais de voir si Internet offre des possibilités concrètes pour transmettre la foi au cœur des cultures, comment les Églises locales pourraient tirer un meilleur parti de leur utilisation, et, inversement, quels sont les lieux où le Réseau constitue un instrument de rupturedans le processus de la transmission de la foi.

 

12. Enfin, plusieurs de vos contributions ont souligné le grand défi posé par l’Islamdans de très nombreuses régions du monde, et sa forte expansion, même dans les pays d’ancienne tradition chrétienne. De nombreuses interventions aux Assemblées continentales du Synode des Évêques ont dénoncé les persécutions dont les chrétiens font l’objet de la part d’extrémistes musulmans en de vastes régions du monde ; l’Europe s’interroge sur l’intégration de la Turquie et de vastes mouvements d’immigration d’origine musulmane ; la situation de la Terre Sainte, de Jérusalem mais aussi du Liban, ne peut non plus nous laisser indifférents.

 

 

 

III.  La transmission de la foi au cœur des cultures.

 

13. La troisième partie de l’Instrumentum laboris a été construite à partir de l’analyse du processus de la transmission de la foi et s’est structurée à partir des quatre Exhortations post-synodales des Assemblées continentales : Ecclesia in Africa, du 14 septembre 1995, Ecclesia in America, du 22 janvier 1999, Ecclesia in Asia, du 6 novembre 1999, etEcclesia in Oceania, du 21 novembre 2001. Il manque encore l’Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa.

Cette troisième partie réaffirme l’incontournable nécessité de la prise en compte de la culture dans l’œuvre de la nouvelle évangélisation, ainsi que le Saint-Père ne cesse de le répéter depuis le début de son Pontificat. Comment ce Conseil Pontifical de la Culture peut-il répondre toujours mieux à sa vocation telle qu’il la perçoit à travers les indications données par le Pape Jean-Paul II dans les Discours que le Cardinal Président nous remis en mémoire ? Comment peut-il mieux aider les évêques du monde à tenir présents les grands défis de l’Évangélisation, et assister le Souverain Pontife dans sa mission universelle pour le bien de tous les hommes ?

 

14. Le processus de la transmission de la foi demande de prendre en compte le contenu à transmettre, qui est celui d’une foi vécue et célébrée ; il s’accompagne de la force du témoignage des agents de l’évangélisation – en premier lieu, des Évêques, mais aussi d’hommes et de femmes mus par l’Esprit de Jésus-Christ et envoyés par le Père ; il présuppose des formateurs – dont les prêtres et les catéchistes –, ce qui suppose la formation de ces formateurs, avec une attention particulière à la formation du clergé. Ce processus s’accomplit à l’intérieur de foyers de transmission que sont les familles, le monde de l’éducation en général – de l’école élémentaire à l’Université ou aux Instituts supérieurs –, la paroisse et les différents mouvements ou associations d’inspiration chrétienne. Cette action s’accomplit à l’intérieur d’une société, et vise à la construction du Royaume de Dieu, royaume de justice et de paix, pour que l’homme puisse vivre d’une vie vraiment humaine. Tous ces éléments peuvent être pris en considération, non en eux-mêmes, mais dans leur rapport à la culture ou aux cultures.

 

15. La transmission suppose la communication. Le processus de la transmission de la foi prend donc en compte les différentes formes de communication entre les hommes. Certaines sont traditionnelles, comme le langage auquel une attention toute particulière peut être donnée pour que le parler de l’Église ne devienne pas une langue étrangère à nos contemporains. La voie de la beauté est un mode de communication particulièrement efficace, et peut prendre des formes aussi variées que celles du chant et de la musique, des mimes et du théâtre, des proverbes et des contes, antiques véhicules privilégiés dans la transmission de la sagesse populaire. Dans ce domaine, il y a encore tant à dire, en raison de la véritable crise des arts, de l’architecture à la peinture, de la musique à certaines expressions des lettres modernes.

Par ailleurs, le siècle dernier a vu apparaître un monde nouveau de communication, avec les médias, le journal du matin, la télévision qui envahit l’espace de vie de tout un chacun, la publicité qui s’affiche de toutes parts, la radio qui propage ses ondes bruyantes jusqu’au cœur des déserts. C’est tout un univers qui se présente à l’Église : il n’a pas vocation à transmettre directement la foi, mais il est à évangéliser et, tout au moins, à humaniser. Comment pourrait-on minimiser le rôle des médias dans la fracture béante de sociétés comme celles de l’Europe occidentale où l’Église apparaît comme culturellement minoritaire là où les chrétiens demeurent pourtant largement majoritaires ?

 

16. À la charnière entre le second et le troisième millénaire, de nouveaux moyens de communication sociale, particulièrement efficaces, ont commencé à transformer le mode de vie des hommes en leur ouvrant des horizons insoupçonnés d’accès à l’information et à la connaissance. Les distances du vaste monde sont comme raccourcies, et il est aujourd’hui possible – c’est ce qu’a fait le Saint-Père au début de ce mois de mars – de se rendre virtuellement et simultanément présent à Moscou, Valencia ou Strasbourg, grâce au Réseau Internet. Il est indéniable qu’une pastorale de la culture se doit aussi de scruter le forum des nouvelles technologies, d’en observer les avantages et les dangers, et de porter le ferment de l’Évangile dans cet univers qui prétend créer une nouvelle culture.

 

 

Conclusion.

 

Nous ne sommes plus au seuil du nouveau millénaire. Les chrétiens des cinq continents sont montés dans la barque de l’Église et ont commencé à prendre la route qui mène au large !Duc in altum ! La mer est agitée par de forts courants, et les phares traditionnels qui balisaient sa route perdent de leur force dans un monde obscurci par de gigantesques structures de péché. Mais la certitude de la présence du Ressuscité nous rassure et nous invite à l’espérance pour qu’à travers ces voies nouvelles de l’évangélisation, ce soit la voix du Seigneur lui-même qui se fasse entendre et devienne accessible à tous les hommes de notre temps, au cœur de toutes les cultures.


 

[1] Jean-Paul II, Lettre apostolique Motu proprio Inde a PontificatusAAS 85, 1993, p. 549-552.

[2] Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte, 6 janvier 2001, n. 29.

[3] Conseil Pontifical de la Culture, Pour une pastorale de la culture, 23 mai 1999, n. 1.

[4] Cardinal Paul Poupard, Conclusions finales de l’Assemblée Plénière, Revue Cultures et Foi, Vol. VIII, 2000, n. 1, p. 94.

[5] Sergueï Averintsev, La voix difficile du dialogue, Colloque Des identités culturelles à une identité politique européenne du Conseil de l’Europe, 20-21 septembre 2001. Texte disponible sur le Site Internet du Conseil de l’Europe, Cf. Revue Cultures et Foi, Vol. IX, n. 4, cité p. 303.

[6] Pour une pastorale de la Culture, n. 39.

[7] Cf. Concile Vatican II, Gaudium et spes, n. 53.

[8] Paul VI, Discours d’ouverture de la Deuxième Session du Concile, le 29 septembre 1963.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Jean-Paul II, Lettre autographe de Fondation du Conseil Pontifical de la Culture, 20 mai 1982, AAS 74, 1983, p. 683-688.

[12] Jean-Paul II, Discours aux Évêques de France, n. 3. Documentation Catholique, 15 juin 1980, n° 1788, p. 590.

[13] Cf. Europe Infos, Mensuel de la Comece et de l’Ocipe, Éditorial, février 2002, n° 35.

[14] Cf. Cardinal P. Poupard, Une pastorale de la culture pour la nouvelle évangélisationDocumentation Catholique, t. XLVIII, 4 novembre 2001, p. 947-948.