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Légion d'honneur

Discours de

Son Eminence le Cardinal Gianfranco RAVASI

pour la remise de décoration de la Légion d’honneur

Ambassade de France, 2 février 2017

 

Monsieur l’Ambassadeur de France,

Eminences, Excellences,

Mesdames et Messieurs,

Chers Amis hôtes de cette splendide Villa si chargée d’histoire,

Cette cérémonie suscite en moi une profonde émotion, parce qu’elle constitue comme la destination inattendue d’un long voyage effectué en suivant les différents itinéraires d’un horizon que j’ai toujours aimé. Aussi, en témoignage de ma profonde gratitude à la République française, je voudrais vous retracer comme en synthèse, les grandes rencontres qui ont jalonnées la longue histoire de mon voyage de l’âme et de l’esprit, que j’ai entrepris avant même d’emprunter les routes de votre pays. Ma première rencontre avec la France, en effet, n’a pas été d’abord d’ordre topographique et spatial, comme cela a été souvent le cas plus tard, mais si j’ose dire d’ordre imaginaire, presque dans un rêve.

J’étais encore à peine adolescent et j’accomplissais mes premiers pas dans l’apprentissage du français lorsque j’ai été immergé dans une aventure pleine de tension, suspendue entre ciel et terre, entre le réalisme et la magie. Celui qui venait à ma rencontre était Antoine de Saint-Exupery, non pas tant à travers son classique Petit Prince, mais bien plutôt dans son autobiographique Vol de nuit. Depuis lors, la littérature française a été une des trajectoires du vol de mon âme : en partant du château solitaire où Montaigne a rédigé ses Essais et des fulgurantes Maximes de La Rochefoucauld, comme aussi des scènes théâtrales où Racine célébrait ses mythes et Molière proposait ses aventures humaines, je cheminais à travers les siècles, faisant halte devant le paysage tourmenté de la poésie romantique de Baudelaire, Mallarmé ou Rimbaud, tandis que ce dernier, avec son « J’attends Dieu avec gourmandise », m’introduisait dans la dérive religieuse de Gide à partir de la grande interrogation de son œuvre si inquiétante, Numquid et tu ?

Puis j’en suis arrivé, par la suite, au siècle français qui est devenu plus encore mon compagnon de voyage, à savoir le XXe siècle : j’y ai rencontré l’« âme charnelle » de Péguy, l’harmonie classique des « vitraux » poétiques de Claudel, et surtout le manteau de l’hypocrisie déchiré par Mauriac comme l’émouvant tourment d’un Bernanos suspendu entre la grâce et le péché, jusqu’à Julien Green, toujours prêt au paradoxe, comme dans son « tant que vous êtes inquiet, vous pouvez dormir tranquille ».

La culture française, tendue entre la transcendance et l’absence, entre la pure spiritualité et la laïcité radicale, entre le cœur et la raison, m’a aussi offert deux pôles distinctifs sur lesquels j’ai pu nouer le fil de ma recherche personnelle. D’une part, la lumière fulgurante de Pascal qui célèbre le polymorphisme de la connaissance humaine et dénonce ainsi les « deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison ». Face à l’immensité du cosmos, se dresse ce « roseau pensant » qu’est l’être humain, mortel comme les animaux, mais seul à savoir qu’il doit mourir, et donc capable de demeurer éveillé avec le Christ en agonie et de transcender la frontière ultime de l’existence terrestre. Ma formation chrétienne, qui s’est épanouie en m’alimentant à cette source, a puisé par la suite au large fleuve de la pensée théologique française, de Chenu à de Lubac, de Teilhard de Chardin à Daniélou, de Congar à la figure absolument unique et extraordinaire qu’a été Simone Weil, de Ricœur à Jacques Maritain et à Jean Guitton que j’ai pu voir, tous deux ensemble et de mes propres yeux face à Paul VI, à l’occasion de la clôture du Concile Vatican  II sur la place Saint-Pierre, le 8 décembre 1965.

D’un autre côté, il y a eut le pôle antithétique d’une morale « laïque », agnostique malgré ses nombreux frémissements éthiques et spirituels. C’est ainsi qu’est entré en scène tout particulièrement Albert Camus, que j’ai eu l’honneur de commémorer officiellement à Marseille, en 2013, pour le centenaire de sa naissance. C’est lui qui su transcrire la question lancinante du Job de la Bible dans son roman La Peste, dont on ne peut sortir indemne de la lecture. C’est lui encore qui se posait cette question: « Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui ». Autrement, le suicide ou le non-sens deviennent la question fondamentale de la philosophie, comme l’a fait entrevoir le Mythe de Sisyphe : « Ce monde a un sens plus haut qui surpasse ses agitations ou rien n’est vrai que ces agitations.... Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le "pourquoi" s’élève ».

Pourtant, et de façon surprenante, Camus a indiqué une double voie de libération : la beauté et l’amour. En effet, dans L’homme révolté, il écrit : « La beauté, sans doute, ne fait pas les révolutions. Mais un jour vient où les révolutions ont besoin d’elle ». Et dans ses Carnets, il ajoute : « Si j’avais à écrire ici un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la dernière, j’écrirais : ‘Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer.’ Et pour le reste, je dis non. » Oui, parce que « ce monde sans amour était comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d’un être et le cœur émerveillé de la tendresse. »

Ce témoignage personnel, qui ne dit pas tout et certainement pas de manière exhaustive, mais qui entend suggérer combien est grande ma passion pour l’âme française, entend faire comprendre combien est profonde ma gratitude pour avoir été accueilli au sein de cette communauté d’honneur de la République de France. Comme homme d’Eglise, je voudrais clore mon discours avec cet aphorisme lapidaire d’une personnalité de la foi et de l’humanité, forte et lumineuse, dont la présence se fait toujours ressentir dans ces mûrs, Jacques Maritain : « Si autrefois cinq preuves de l’existence de Dieu suffisaient, l’homme d’aujourd’hui ne les considère plus comme suffisantes et il en veut une sixième, plus complète, plus autorisée : la vie de ceux qui croient en Dieu ! ».